Dix petits nègres
Cet air de vacances me rappelle l'époque où je dévorais des romans policiers et d'aventures sans trop me poser de question. Mais justement cela faisait partie de la formation de l'esprit critique. Chez les fans de littérature policière j'ai quand même tendance à voir des gens qui en sont restés à cet age naïf qui relie l'enfance à l'adolescence. Je ne critique pas le fait de conserver la capacité à s'émerveiller : tout le monde a besoin d'avoir conservé une "passion simple" qui le rattache à ce qu'il est vraiment, ce qui n'a pas changé au fond de lui. Je suis plus sévère avec les gens qui se complaisent dans le divertissement total. Mais il est vrai que la société de consommation cherche à nous infantiliser à la moindre occasion...
Je n'ai jamais lu d'Agatha Christie avant l'âge adulte. J'avais tenté le Meurtre de Roger Akroyd sans être intéressé par la manière dont l'histoire se développait et je n'ai pas insister après être tombé sur une description du livre donnant le fin mot de l'histoire. Parce que c'est effectivement ça le problème du 'whodunit' : on lit ça comme une énigme, comme un puzzle standard, comme on ferait un sudoku, une partie de solitaire (de candy crush ??), pour se libérer l'esprit (ou se l'occuper, c'est selon) à bon compte. Je suis assez tôt devenu fan d'Hitchcock et d'un point de vue technique narrative son talent pour le suspense était au niveau de son dénigrement du 'whodunit' (en réponse d'ailleurs à des questions récurrentes sur le fait qu'il n'adaptait pas Agatha Christie).
A l'age adulte j'ai été incité de tenter l'expérience : parce que des gens intelligents m'y incitaient et que je ne pouvais donc pas évacuer ça définitivement d'un revers de main sans y avoir goûté. Et Dix petits nègres était censé être le chef d’œuvre du genre. L'incipit est très représentatif du style de ces "romans de gare" : c'est fonctionnel, c'est du reportage, de l'écriture journalistique faite pour ne laisser la place à aucune ambiguïté de langage. En deux mots : une absence de style assumée, ramenant les mots à leur fonction primaire de venir habiller le plan de l'auteur.
Confortablement installé dans le coin d'un compartiment de première classe, le juge Wargrave, depuis peu à la retraite, tirait des bouffées de son cigare en parcourant, d'un œil intéressé, les nouvelles politiques du Times.
Bientôt, il posa son journal sur la banquette et jeta un regard par la vitre. Le train traversait le comté de Somerset. Le juge consulta sa montre: encore deux heures de voyage! Alors, il se remémora les articles publiés dans la presse au sujet de l'île du Nègre.
Le panégyrique du commentateur le plus forcené d'Amazon illustre parfaitement le décalage entre la réalité du texte et l'enthousiasme que semble susciter Agatha chez les boulimiques de lecture :
Dès les premières pages, le récit vous plonge dans une atmosphère gothique à souhait.On est vraiment dans de l'idéalisation post mortem. Oui le reste du roman a un côté vaguement gothique (le manoir isolé sur l’île). A minima c'est ce qu'on peut dire de toute ambiance avec des personnages un peu seuls dans une immense demeure un poil lugubre. Mais si on relit pour de vrai les premières pages, voire le premier chapitre, ce n'est que de l'exposition bien lourdingue. Pour moi qui aime vraiment les mots, le langage et le talent que peut avoir un auteur à en faire une partition étourdissante, lire Agatha Christie c'est bon pour les moins de 12 ans qui découvrent encore la lecture et pas encore la littérature.
Page 69 de ce court roman (je n'irai donc pas jusqu'à la page 114) j'arrive au chapitre 10 et un dialogue horriblement téléphoné entre deux des 10 invités de l'île.
"Croyez-vous que ce soit vrai?" demanda Véra.Finalement l'ensemble du travail d'Agatha Christie consiste à délayer ce canevas sur 150 à 200 pages. Talent d'écriture, non, en revanche talent certain dans sa capacité à imaginer de nouvelles histoires.
Elle s'était assise sur la banquette près de la fenêtre du petit salon, en
compagnie de Philip Lombard. Dehors, la pluie tombait à verse et le vent soufflait en rafale contre les vitres.
Philip Lombard pencha légèrement la tête sur le côté avant de répondre:
"Vous me demandez si, à mon avis, le vieux Wargrave ne se trompe pas
lorsqu'il affirme qu'Owen est l'un de nous?
- Oui, c'est bien cela.
- Il est bien difficile de vous répondre. En toute logique, il a raison, et
cependant..."
Véra lui arracha les paroles des lèvres.
- ...Et cependant, cela me semble tout à fait incroyable." Philip Lombard haussa les épaules.
Pendant la guerre, je discutais un jour avec une de mes amies des difficultés que présentent la conception et la réalisation d’un roman policier. J’eus tout à coup l’intuition et la certitude que je pourrais en écrire un, tenir le lecteur en haleine en lui donnant tous les éléments du problème, égarer ses soupçons, pour ne lui livrer le coupable qu’à la fin.Parce que sinon la technique est bien sûr à la portée de n'importe quel tâcheron.
C’est très captivant d’écrire un roman policier. C’est aussi ingénieux et compliqué que de construire un puzzle. Tout doit s’enchaîner logiquement. Tout doit cadrer. Je vais vous dévoiler en deux mots le secret de fabrication : vous choisissez votre coupable, et vous mettant dans sa peau, vous décidez des moyens qui vous permettent le mieux de masquer sa culpabilité.
Ensuite, ayant fait votre plan, vous recommencez votre exposé par le commencement en vous plaçant du point de vue du spectateur. Essayez, et vous verrez comme c’est simple.
Et puisqu'on parle de nègres cela justifie pleinement qu'un auteur soit celui qui fait le plan plutôt que celui qui le met en forme. C'est l'architecte qui nous intéresse, pas l'ouvrier du bâtiment, n'en déplaise aux partisans de la surélévation d'Auguste Maquet.
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