Voilà un livre dont j'ai appris l'existence il y a une quinzaine d'années dans une chronique sur France Info. J'ai fini par le trouver (merci amazon) et le lire quelques années plus tard. A l'époque je me souviens avoir été assez déçu. Il faut dire que les louanges du journaliste plaçaient la barre très haut. Il s'agit là en effet du premier thriller de l'histoire de la littérature. Ceci dit j'ai lu le livre en entier, parce qu'il est vraiment bien écrit malgré le style didactique qui alourdit l'intrigue.
Reprenons à la première ligne du roman :
My life has for several years been a theatre of calamity.
Voilà qui démarre bien, l'auteur sait parfaitement mettre l'essentiel de son histoire en exergue dès la première ligne. Nous démarrons un récit avec ce sens du danger, de la fatalité qui guette à chaque page, et chaque fin de chapitre n'est que le temps d'une brève inspiration avant de replonger pour lire la suite. C'est ce même mécanisme qui agit sur le lecteur dans les thrillers ou dans les films d'horreur : on redoute ce qui va arriver mais on veut savoir, et c'est cette bataille entre la curiosité et l'appréhension qui fait le suspense. Le mécanisme était tellement efficace que le livre est devenu un
best seller que le gens dévoraient en une nuit ce que William Godwin avait mis plus d'un an à écrire.
La
page 69 de mon édition chez Penguin Classics tombe vers la fin du premier des trois volumes, à cheval sur les chapitres 8 et 9. On y est au coeur de l'intrigue. Nul besoin de savoir ce qui s'est passé avant, la dramaturgie est en place : il y est question d'ennemis mortels et déterminés, potentiellement violents, et d'une jeune fille prise entre les deux. Le meilleur de
Caleb Williams est là, dans la force du récit, il ne peut que pousser le lecteur à vouloir reprendre l'histoire depuis le début. Bref, sur la foi de la page 69 ce livre promet d'être passionnant.
Poussons jusqu'à la
page 114 pour voir si un autre échantillon ne serait pas moins flatteur. Nous sommes alors dans le chapitre 1 du deuxième volume. Bien que nous soyons plus dans l'introspection et l'analyse, la tension de l'intrigue qui transparait n'est pas moins passionnante que ce qu'on trouvait à la page 69.
Alors quoi ? Ce livre est-il plus passionnant que le souvenir qu'il m'avait laissé ? Il faut plutôt en conclure, comme nous l'avons déjà fait précédemment, que notre petite méthode d'échantillonnage est très efficace à détecter rapidement la valeur intrinsèque d'un livre. L'auteur ne s'est pas mis à bien écrire à la page 69 ou 114 (qu'il ne pourrait pas précisément situer d'ailleurs au moment de la composition), et on ne peut pas parler de hasard si l'intrigue dont on a un aperçu nous parait profonde et passionnante à ces pages précises.
Et ce fameux style didactique alors ? J'en ai retrouvé des traces entre les pages 69 et 114 justement. Le dernier chapitre du volume 1 en est un bon (gros) exemple. Ma conclusion est que tous les romans écrits à une autre époque, et notamment s'ils se plaçaient au-dessus de la littérature populaire publiée en feuilleton dans les journaux, ont les défauts de leur auteur. William Godwin a voulu faire un roman pour illustrer ses thèses politiques. Il y a brillamment réussit, mais pas dans les parties où il prend justement la parole pour faire le point sur ses idées. Je me souviens encore avoir sauté un chapitre de
Notre-Dame de Paris où Victor Hugo ne faisait que recycler sa documentation sur Paris à l'époque d'Esmeralda, Quasimodo, Frolo et Phébus (Phébus chez qui Caleb Williams avait d'ailleurs été édité en français). Je me souviens aussi qu'un éditeur avait publié le
Père Goriot en annotant en marge les longues descriptions que le lecteur pouvait sauter ("en résumé, la chaise est très vieille, mais belle"). Donc peu importe, il est important de faire la part des choses et de comprendre la qualité d'un livre (ou d'une personne) et de ne pas s'étendre sur des défauts superficiels.
Que tous les lecteurs d'aujourd'hui ne soit pas capables d'apprécier ce livre parce que la majorité (comme dans tous les domaines artistiques) est dominée par une approche de consommateur de culture, c'est un fait. Les amateurs de littérature, les connaisseurs, sauront y trouver leur bonheur sans s'arrêter à une tournure qui sollicite plus leur cerveau et les fait donc penser que ce n'est pas ce qu'ils veulent lire. C'est exactement la même chose pour moi avec les vieux films, même sans aller jusqu'aux films en noir et blanc, son mono. Et je ne parle même pas des films muets. Comme ancêtre des thrillers modernes,
Caleb Williams peut être comparé à un film muet, considéré comme un chef d'œuvre par quelques connaisseurs, étudié dans un contexte académique qui noteront son influence, mais globalement, sinon oublié de tous, de moins en moins lu.
EDIT 17/10 : J'ai retrouvé (grace au
projet Gutenberg) le passage qui m'avait le plus marqué, qui dépeint parfaitement une ambiance de thriller, quoiqu'avec l'emploi du passé. Le passage arrive tôt dans le livre, bien avant la page 69, qui illustre parfaitement la précédente description du maitre de Caleb Williams.
One day, when I had been about three months in the service of my patron, I went to a closet, or small apartment, which was separated from the library by a narrow gallery that was lighted by a small window near the roof. I had conceived that there was no person in the room, and intended only to put any thing in order that I might find out of its place. As I opened the door, I heard at the same instant a deep groan, expressive of intolerable anguish. The sound of the door in opening seemed to alarm the person within; I heard the lid of a trunk hastily shut, and the noise as of fastening a lock. I conceived that Mr. Falkland was there, and was going instantly to retire; but at that moment a voice, that seemed supernaturally tremendous, exclaimed, Who is there? The voice was Mr. Falkland's. The sound of it thrilled my very vitals. I endeavoured to answer, but my speech failed, and being incapable of any other reply, I instinctively advanced within the door into the room. Mr. Falkland was just risen from the floor upon which he had been sitting or kneeling. His face betrayed strong symptoms of confusion. With a violent effort, however, these symptoms vanished, and instantaneously gave place to a countenance sparkling with rage.
"Villain!" cried he, "what has brought you here?" I hesitated a confused and irresolute answer. "Wretch!" interrupted Mr. Falkland, with uncontrollable impatience, "you want to ruin me. You set yourself as a spy upon my actions; but bitterly shall you repent your insolence. Do you think you shall watch my privacies with impunity?" I attempted to defend myself. "Begone, devil!" rejoined he. "Quit the room, or I will trample you into atoms." Saying this, he advanced towards me. But I was already sufficiently terrified, and vanished in a moment. I heard the door shut after me with violence; and thus ended this extraordinary scene.