samedi 8 novembre 2008

Du côté de chez Swann

Gide s'en est donc voulu de rejeter le premier morceau de la Recherche du Temps Perdu sur une impression superficielle, en l'occurrence un échantillon statistique digne de McLuhan. Il s'agit de bien voir ce qui, sur nos exemples, fait toute la pertinence du sondage auquel se résume la règle de McLuhan. Je fais part ici de mon propre jugement littéraire, de mon appréciation sur ces échantillons en fonction de mes attentes et de mes goûts, a posteriori (bien conscient de ce qu'une lecture intégrale m'a apporté ou pas), mais aussi quelques fois a priori. Libre à chacun de procéder lui-même à ces expériences sur des livres déjà lus, des livres conseillés, ou des livres qu'il tarde à entamer : la règle de la page 69, pour universelle que soit sa valeur, ne fournit qu'une conclusion relative à un lecteur donné.

Proust. Voilà un auteur qui tient un place écrasante dans la littérature française. Il arrive après le foisonnement du XIXe et semble mettre un point final aux œuvres imposantes, aux sommes du genre La Comédie Humaine ou Les Rougon-Macquart, de même qu'il lance la mode de la plate ego-fiction après une période où certains ont cherché à écrire (trop) différemment juste pour faire les malins. Proust est révéré à l'étranger et de manière générale dans les milieux qui se targuent de connaître la littérature. Pourtant, concrètement, le style de Proust demande tellement d'efforts de concentration qu'on ne peut pas dire qu'il s'adresse à tout le monde. Personnellement j'ai essayé deux fois de lire Du côté de chez Swann, j'ai trouvé l'expérience très riche mais aussi très frustrante parce qu'à force de foisonnement intellectuel on perd le fil, on revient en arrière... lire Proust devient vite laborieux et loin de tout le plaisir simple de la lecture. Je sais bien que certains sont plus capables que moi pour cette expérience anaérobie, mais c'est qu'ils ont des capacités de concentration nettement au-dessus de la moyenne (à moins que ce ne soit au niveau de l'oxygénation du cerveau). Proust est élitiste, Proust est inextricablement intellectuel.

Quand Gide regrette d'avoir jugé trop vite Proust, il regrette d'abord d'avoir poussé un peu vite chez un autre éditeur le potentiel d'un tel écrivain. Est-ce qu'une règle plus rigoureuse comme celle de McLuhan lui aurait permis au moins de ne pas surestimer sa capacité à juger rapidement et personnellement un manuscrit ? De juger professionnellement (voire scientifiquement) sans perdre son temps à rentrer dans une lecture où le côté émotionnel prend vite le pas sur le rationnel ?

Incipit.
"Longtemps, je me suis couché de bonne heure." Tout le monde connait cette première phrase, magnifique, que le premier chapitre va nous développer et nous diluer et nous baratter pendant une centaine de pages (une cinquantaine dans l'édition "écrit petit" du Livre de Poche) pour s'achever sur l'anecdote de la madeleine, nostalgie sensorielle diffuse, véritable point de départ de cette recherche du temps perdu.
Page 69. Discussion mondaine où Swann argumente qu'il vaudrait mieux lire chaque jour des Pensées de Pascal plutôt que les informations biodégradables que nous proposent les journaux. N'est-ce pas merveilleux comment ce passage résume l'esprit de Proust, cette vie hors du temps, où l'on perd son temps justement à discuter d'un monde idéal où le temps serait employé aux choses importantes de l'esprit ? Tout ça est bien mis en scène, délicieusement suranné et subtilement futile. Que dire de plus sur Proust ?
Page 114. Considérations très banales sur la santé de sa tante, featuring Platitudes bien ordonnées by Eulalie.

En somme, ma tante exigeait à la fois qu'on l'approuvât dans son régime, qu'on la plaignît pour ses souffrances et qu'on la rassurât sur son avenir.
C'est à quoi Eulalie excellait.

Moins intéressant que la page 69 (Swann n'est pas là donc on tombe dans un quotidien plus qu'insignifiant) mais les phrases sont nettement moins longues qu'au début, et on peut se laisser séduire par ce goût de madeleine égrené au fil des subjonctifs.

Si l'on veut bien reconnaitre la nostalgie comme un fonds de commerce littéraire, alors Proust en a créé un modèle d'exploitation intensive. A l'opposé de l'interminable Recherche du Temps Perdu les Souvenirs d'enfance de Pagnol sont proposées à la lecture dès l'école primaire. Le langage est simple, imagé et rayonnant du soleil de Provence ; Pagnol raconte des épisodes saillants de sa jeunesse sans prétendre tout faire tenir dans une madeleine intellectuelle. Il ne s'agit pas d'une morbide nostalgie mais simplement de souvenirs d'enfance qu'on lui a demandé de retranscrire. Alors certes "Je suis né dans la ville d'Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers." c'est moins puissant intellectuellement, mais combien plus joli. Alors qui est ce Proust qui nous propose juste de perdre notre temps en déchiffrant avec lui comment il a perdu le sien ?

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