Down and Out in Paris and London
Je n'avais rien lu d'Orwell depuis 1984 et Animal Farm. Les livres de l'écrivain réellement talentueux - talentueux par delà l'énergie brute qu'il parvient à transmettre à la page comme un Céline, ou un John Fante, talentueux, beaucoup plus, qu'un Zola ou un Dos Passos dont les récits sont trop construits, trop élaborés jusque dans la manipulation des émotions que doit ressentir le lecteur - l'écrivain réellement talentueux, donc, peut être lu dès qu'on a l'âge de tourner 3 pages sans ouvrir le dictionnaire. C'est le cas de Maupassant, dont l'apparente simplicité du talent l'a beaucoup fait mépriser, jusqu'à nos jours en fait où la simplicité extrémiste, la naïveté confondante du style sont prises pour du talent par une profession consanguine d'aigris qui aime la médiocrité qui se situe à son niveau, voire un peu en-dessous. Orwell, lui, sait regarder la beauté et l'horreur du monde, la lire, l'absorber, et la retranscrire simplement. Ses écrits sont profondément pessimistes, mais bien plus humains, moins artificiels que le sordide d'un Zola (gorgone-Zola comme l'appelait Nietzsche) ou les tourments masturbo-intellos d'un Houellebecq.
George Orwell n'a pas écrit que ces deux chefs d'œuvre. Et déjà 2 chefs d'oeuvre pour un seul auteur, c'est bien la preuve qu'il est un peu plus qu'un plume qui en a sur la conscience/gros sur le coeur/la patate. Même si la thématique de l'analyse du pouvoir totalitaire est la même, on a une fable presque primesautière et un roman noir. Quand j'étais ado je préférais Brave New World d'Aldous Huxley, plus amusant, version SF de l'Utopie de Thomas More avec un peu de satire. Mais ce qu'il reste pour moi aujourd'hui du Meilleur des Mondes c'est un vieux bouquin de SF.
Le suivant dans ma liste de lecture était le moins directement politique de ses écrits, mais plus personnel aussi puisqu'il est autobiographique. Penser que cet Auteur ait vécu dans la dèche, alors que maintenant certains journaleux recherchent un Pulitzer par ce genre d'expérience d'immersion contrôlée sous le seuil de pauvreté, cela a déjà de quoi susciter la curiosité. Et puis on a tellement du mal à voir la vraie pauvreté de notre époque, juste gênés par les poivrots puants ou les mendiants professionnels qui quadrillent rue et rames de métro, malgré des faits divers sordides qui feraient passer l'Assommoir pour du Barbara Cartland, malgré toutes les petites horreurs qu'on peut imaginer à travers le peu que les media mettent proprement en scène... ou plutôt, non, seul le talent d'Orwell compte.
Commençons vraiment comme le veut le test (pour moi de la page 69, doublé de la 114, pour d'autres de la 99), par lire cette échantillon aléatoire de la pagination. Dans mon édition Penguin il s'agit de la première page du chapitre XIII qui démarre sur l'explication enlevée sur la règle du port de la moustache dans les hôtels parisiens. Style limpide, récit à la première personne qui se concentre à décrire ce qui est vu et perçu, pour transcrire l'expérience et surtout pas analyser et se laisser aller à une lourde sagesse rétrospective plombée de paternalisme. Test réussi haut la main, et j'insiste que j'ouvre ce livre en sachant qu'Orwell sait écrire très bien, mais sans inclination aucune à l'indulgence. De même que Desproges disait que la principale caractéristique d'un ami c'est sa capacité à vous décevoir, un auteur révéré est d'autant plus humain que ces écrits majeurs comptent une étincelle de génie en plus du talent brut de pages moins exigeantes.
L'incipit (chapitre I) est du même accabit. Orwell y décrit la rue du Coq d'Or (dont on me souffle qu'il s'agit de la Mouffe/rue du Pot de Fer). Admirablement vivant. Colourful, trop ? C'est juste le décor, la vie qui grouille comme les cafards de l'hôtel qu'il décrit, le tout prenant une tournure comique et pas du tout sordide. Comme la pauvreté dans un film de Chaplin : de la compassion pour l'humanité, la vie cachée derrière.
Plutôt que la page 114 je m'attarderai sur le chapitre II qui permet de voir où va le livre une fois planté le décor. L'anecdote racontée par un pilier de bar est très déroutante. Elle démarre sur un mode picaresque pour bifurquer dans le fantastique et tomber dans le sordide. Orwell ne s'y complait pas. Il décrit juste le fond de ce qu'est la pauvreté, la pauvreté mentale, la pauvreté morale. C'est beaucoup plus parlant, et plus rapide surtout, qu'une longue description des personnages malsains, d'une déchéance inexorable. Alors oui, ça manque de mise en perspective, c'est un peu abrupt comme immersion après le décor crasseux et bouillonnant. Mais personnelement je trouve que cette approche particulière stimule la curiosité. Et tant que le style est là... La seule crainte est que tout ceci reste une suite de chroniques vaguement reliées par des personnages, le décor, le thème, ces chroniques que le jeune Eric Blair essayait alors de vendre aux canards entre 1928 et 1929.